Bibliographie
Guy Cogeval, Isabelle Cahn et alii, Félix Vallotton. Le Feu sous la glace, cat. exp. Paris, Musée d’Orsay, Paris, RMN – Grand Palais, 2013.
Marina Ducrey, avec la collaboration de Katia Poletti, Félix Vallotton, 1865-1925 : l’œuvre peint, 3 vol., Lausanne, Fondation Félix Vallotton, Zurich, Institut suisse pour l’étude de l’art, Milan, 5 Continents Editions, 2005.
L’acte de voir – de ses éblouissements aux dangers qu’il fait encourir à la raison – est le fil conducteur du récit biblique auquel Vallotton, âgé de près de soixante ans, se réfère ici ironiquement. Parce qu’ils « voient » Suzanne, deux anciens du peuple juif désobéissent aux commandements divins et convoitent cette femme mariée, qu’ils épient nue alors qu’elle se baigne. Et parce qu’ils mentent en prétendant l’avoir surprise avec un amant, ils seront jugés et exécutés.
Que reste-t-il dans ce tableau moderne d’un sujet si souvent traité en peinture par le passé, d’Altdorfer à Rubens, d’Artemisia Gentileschi à Rembrandt ? Le décor interlope hésite entre une arrière-salle de café et une baignoire de théâtre. Le divan rose chair, le manteau rouge sang et le chapeau scintillant comme un vol de lucioles revêtent une importance étrange que l’on ne rencontre que dans les songes ou dans les réminiscences de certaines images honteuses. Le regard de la femme trahit une assurance professionnelle et un pouvoir confinant au sadisme. Celui des deux hommes d’âge mûr demeure caché derrière leurs oreilles rosies de plaisir et leurs crânes luisants, tendus vers l’objet désiré.
Cette Chaste Suzanne, plus qu’un morceau d’histoire à valeur moralisante, est une invitation à plonger dans l’inconscient. Comme chez Georges Bataille (L’Histoire de l’œil, 1928), ou encore chez Luis Buñuel et Salvador Dalí (Un chien andalou, 1929), la représentation de la pulsion scopique (dialectique entre « regarder » et « être regardé ») y tient lieu de représentation de l’acte sexuel. Seul contact charnel suggéré par le raccourci, le sourcil d’un des deux hommes vient effleurer le visage de la femme et y déposer comme une mouche, évoquant là encore une phrase du récit de Bataille : « La caresse de l’œil est d’une douceur excessive. »