Guide de salle Groupe CAYC. Buenos Aires-Lausanne
19.5.2023 – 27.8.2023
Espace Focus
Durant les années 1970 et 1980, deux personnalités prolifiques – Jorge Glusberg, directeur du Centro de Arte y Comunicación à Buenos Aires (CAYC), et René Berger, directeur du Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne (MCBA) – ont en commun le désir de faire connaître, au-delà des frontières de leur continent respectif, des artistes d’avant-garde de leur région. Sous leur impulsion et grâce à leur collaboration, des expositions rassemblant des œuvres d’artistes suisses voient le jour dans la capitale argentine et, à l’inverse, des œuvres d’artistes latino-américains sont présentées à Lausanne, à une époque où ces deux scènes artistiques demeurent en marge de la reconnaissance internationale.
En hommage à ces dialogues intercontinentaux plus de 40 ans après leur mise en œuvre, l’exposition Groupe CAYC. Buenos Aires- Lausanne réunit des œuvres qui circulèrent entre les deux continents. Elle confronte deux scènes périphériques, qui se sont développées en parallèle, mais qui furent modelées par des contextes politiques, sociaux et historiques contrastés. Les œuvres-témoignages qui en émergent attestent de considérations forcément hétéroclites: si les artistes argentins articulent un discours social, les Suisses sont alors accaparés par des préoccupations d’ordre formel. L’exposition s’engage ainsi sur les traces de deux récits qui, dans les marges de l’histoire de l’art, se sont brièvement entremêlés.
CAYC, Buenos Aires
En 1968, l’Argentin Jorge Glusberg, à la fois chef d’entreprise, critique, curateur et artiste, fonde le CAYC à Buenos Aires. Entièrement financé par sa fortune personnelle, ce centre interdisciplinaire contribue à promouvoir différentes pratiques expérimentales dès les années 1970, et ce malgré un contexte politique argentin marqué par deux dictatures (1966-1973 et 1976-1983). Directeur hyperactif et autoritaire, Glusberg tisse un vaste réseau d’artistes d’avant-garde argentins, et plus largement sud-américains, dans l’optique de l’indexer au marché occidental. S’inspirant d’un principe d’import-export, il fait en outre venir des expositions à Buenos Aires et met sur pied des présentations d’œuvres d’artistes sud-américains dans les locaux du CAYC ou dans des institutions étrangères. Les œuvres produites par les artistes du Grupo de los Trece («Groupe des treize»), un collectif rattaché au CAYC, sont celles qui circulent le plus.
MCBA, Lausanne
René Berger, alors directeur du MCBA sis au Palais de Rumine, prend activement part aux activités du CAYC. Lui-même expose déjà des pratiques d’avant-garde dans son musée. Il rencontre Jorge Glusberg au début de la décennie 1970 et les deux hommes s’échangeront, au fil des ans, plusieurs projets d’expositions: des artistes suisses seront présentés à Buenos Aires (Cinco artistas suizos, 1979; Félix Vallotton: el nabí suizo, 1980), et le Grupo de los Trece exposera à Lausanne en 1981 (Groupe CAYC: dialogue avec l’Amérique latine). Les œuvres des artistes argentins réunies dans cette salle furent toutes exposées à cette occasion. Transportées à Lausanne dans des valises, elles sont tombées dans l’oubli à l’issue de la manifestation, puis retrouvées lors des préparations du déménagement de la collection du MCBA en 2018. Elles forment le cœur de cette exposition.
L’art vidéo en Suisse romande
Durant les années 1970, Lausanne est un pôle de création important pour l’art vidéo. Berger soutient activement ce nouveau médium. Il l’expose dans son musée et le promeut lors de manifestations internationales, notamment lors des Rencontres internationales ouvertes de vidéo organisées par le CAYC en Europe de l’Est, de l’Ouest et en Amérique latine. Berger y présente des œuvres d’artistes suisses, dont quatre sont réunies ici.
Exposé en 1977, Le Portillon de Dürer (1976) de Jean Otth appartient à la série des Vidéo-miroir, dans laquelle l’artiste recourt au procédé du circuit fermé: la production, la captation et la perception des images sont simultanées et visibles sur l’image retransmise. Otth place un miroir face à la caméra, puis filme sa propre main dessinant sur la surface réfléchissante. Dans celle-ci se reflète le modèle féminin, installé hors du champ de vision de la caméra, et dont l’image est également visible dans un écran de retransmission.
Dans Cross Talks (1977), Janos Urban confronte deux temporalités. Dans la partie droite de l’écran se succèdent des extraits de programmes télévisuels, tandis qu’à gauche apparaît l’image de la surface d’un plan d’eau. La frontière entre les deux registres est mouvante. Urban assemble des instantanés afin de confronter différentes perceptions du temps: celle, contemplative, qu’inspirent les ondulations de l’eau, l’autre, frénétique, des programmes télévisuels.
S’inscrivant dans l’héritage de Fluxus, les Genevois Gérald Minkoff et Muriel Olesen travaillent en couple. La musique, le rythme et l’humour occupent une place prépondérante dans leurs travaux vidéo. Dans Basic music (sic) (1974), Olesen se filme en train de jouer la mélodie de Frère Jacques en pinçant des élastiques avec ses dents. Elle intègre l’accident à sa partition et chante tout haut la note lorsqu’un élastique se casse. Dans Chalk Walk (1974) de Minkoff, le rythme est créé par les cent pas de l’artiste qui arpente une pièce, entraînant la caméra avec lui.
Cinco artistas suizos
Première exposition organisée par Berger pour le CAYC, Cinco artistas suizos débute à Buenos Aires fin 1979. Elle réunit des œuvres de Silvie et Chérif Defraoui, Jean Lecoultre, Gérald Ducimetière et Juan Martínez, artistes proches du MCBA.
Antimilitariste, Juan Martínez dénonce dans son travail la dictature franquiste qui a assujetti l’Espagne, son pays d’origine, jusqu’en 1975. Il dessine ici un personnage à échelle humaine, dont les sens, en particulier la vue, sont voilés par un drap, métaphore de l’aveuglement volontaire. Sur le tissu blanc qui recouvre cette figure se poursuivent les ombres de personnages armés. Le confort de l’inaction est ici mis en relation avec la lâcheté.
Les préoccupations de Gérald Ducimetière sont d’ordre formel. Dans la série présentée, il superpose des fleurs séchées à la photographie de salles d’exposition de musées, vides à l’exception d’un bouquet de fleurs. La mise en parallèle de différentes réalités codifiées d’un même motif – ici photographique et physique – est alors l’un des enjeux de l’art conceptuel.
En 1980, des gravures de Félix Vallotton sont présentées à Buenos Aires dans les locaux du CAYC. Au contraire de Cinco artistas suizos, cet événement sera couronné d’un important succès public.
Jorge Glusberg et l’Arte de sistemas
En Argentine, le régime devient particulièrement répressif dès 1968, l’année de la fondation du CAYC. Conscient des dangers et des risques de censure, Glusberg décide d’exposer un art «métaphorique» plutôt que politique. Afin de donner une cohérence à la ligne de conduite du CAYC, il formule alors un axe théorique intitulé l’«arte de sistemas»: l’art des systèmes. Inspiré de l’article «Systems Esthetics» que Jack Burnham publie en 1968 dans la revue Artforum (présentée en vitrine), ce discours insiste sur le contexte social de production des œuvres. Le Grupo de los Trece, le collectif d’artistes qui produit l’essentiel des œuvres présentées par le CAYC, s’y conforme et se tient à l’écart de tout militantisme. Le groupe crée principalement des œuvres prenant pour sujet la nature, l’histoire, la mythologie ou encore l’écologie. Dès 1977, il s’intéresse à l’équilibre entre les mondes naturels et artificiels, et en particulier à l’impact de l’agriculture sur les paysages, les espèces et les peuples – l’Argentine d’après-guerre ayant adopté une politique de production de masse dans un objectif de rendement et d’exportation.
Jorge González Mir et Vicente Marotta
Composée de cages industrielles suspendues au plafond contenant des silhouettes d’oiseaux factices, l’installation Factor interespecífico (1977) de Jorge González Mir offre une confrontation entre le subterfuge et le réel. On peut y lire une dénonciation de la domestication du naturel, de l’effacement du lien entre l’homme et son environnement, ainsi qu’une réflexion sur les notions de liberté et d’emprisonnement.
Vicente Marotta s’empare dans son travail de questions liées à la production de masse, à la nourriture et à la répartition inégale des ressources alimentaires. À la fin des années 1970, il façonne des aliments, des outils ou encore des chaussures en grès. Dans Man’s Traces et Man’s Footsteps (1970-1980), Marotta joue avec les notions d’artifice et de réalité en mettant l’accent sur les mains et les pieds. Si les manches des outils sont bien réels et portent les traces de mains moulées, les chaussures, elles, ne le sont pas. Solidifiés, ces objets perdent leur dimension d’usage pour s’apparenter
à des fossiles ou à des artefacts de musée.
Luis Fernando Benedit et Víctor Grippo
À la fin de la décennie 1970, Luis Fernando Benedit développe la série des Cajas («Boîtes»), qui prend pour sujet l’industrialisation de l’agriculture en Argentine, l’une des principales sources de richesse du pays. Caja Semen («Boîte-semence») évoque la problématique de la fécondation artificielle et de la modification génétique des animaux d’élevage dans un objectif de rendement. Ici, une boîte renferme symboliquement la semence d’un taureau représenté par une photographie encadrée.
Víctor Grippo débute sa série des œuvres-tiroirs dès 1979. L’artiste témoigne alors d’un vif intérêt pour l’alchimie et pour les processus de transformation de la matière: plusieurs de ses tiroirs contenant divers objets sont soumis à des procédés chimiques à base de mercure et de plomb, traduisant le désarroi d’un monde qui, dans une course au progrès, penche davantage vers la science que la conscience. Grippo offre ainsi au regard des objets poétiques et nostalgiques, comme ici l’image d’une rose légèrement fanée, d’un gris industriel.
Jacques Bedel et Leopoldo Maler
Architecte de formation, Jacques Bedel explore le pouvoir symbolique du livre comme objet de culture. En lieu et place de mots, ses livres contiennent des reliefs archéologiques: ceux de paysages de l’ensemble du territoire argentin, en pleine transformation, qu’il évoque et tente de sauvegarder par le moulage, recréant fossilisations, carbonisations et incrustations au moyen de métaux, de terres et d’autres matières. Ces «cités d’argent» semblent en ruines et appartiennent à un temps abstrait.
Leopoldo Maler rejoint le Grupo de los Trece tardivement, en 1977, après un séjour de plusieurs années à Londres. Il articule dans son travail son intérêt pour le corps humain et le mouvement, mais toujours avec une dimension funeste qui rappelle le caractère transitoire de la vie. C’est le cas de Critical Eye (1980): piégé dans une clé à molette articulée par un rivet, un globe oculaire dessine un arc de cercle sur un fond noir, apportant une dimension performative à l’œuvre d’art, ainsi qu’une ambivalence: qui, de l’œuvre ou du regardeur, observe l’autre ?