Guide de visite
Train Zug Treno Tren.
Voyages imaginaires
Introduction
Charbon ! Métal ! Vitesse ! L’irruption du chemin de fer dans la peinture, la sculpture, la photographie et le dessin fait entrer le monde moderne dans l’art.
Représenter le train dans la seconde moitié du xixe siècle, c’est témoi- gner du bouleversement du paysage urbain avec l’apparition des gares, des ponts et des voies ferrées. C’est constater aussi, avec nostalgie, la lente disparition des moyens ancestraux de locomotion.
Au début du xxe siècle, les arts plastiques intègrent la simultanéité des expériences sensorielles du voyage ferroviaire, la compénétration des espaces et la relativité des points de vue. Le regardeur, extérieur et fixe, est confronté au spectacle des rails parallèles qui déchirent les campagnes vallonnées, des convois qui strient l’espace, des panneaux de signalisation, des lumières réfractées. Le voyageur à la fois immobile et en mouvement, enregistre les mêmes éléments mais, faisant corps avec la vitesse de la machine qui lui transmet son énergie ardente, il les perçoit différemment.
L’exposition invite à découvrir comment les artistes se confrontent au motif du train pour relever le défi de la restitution d’un monde en constante transformation. Inséparable de l’idéologie du progrès à l’ère industrielle, le chemin de fer exacerbe les expériences perceptives du dynamisme universel, mais aussi les émotions. Il stimule l’imagination, génère des associations étranges, suggère des scénarios incongrus. Huis clos du wagon nourrissant des fantasmes noirs, locomotives révélant leur potentiel érotique et poétique, gares empreintes de mystère et de solitude, jouet ramenant à l’enfance… le train propose une invitation permanente aux voyages imaginaires.
Camille Lévêque-Claudet, commissaire et conservateur au MCBA
Vitesse dynamite
Dans le Manifeste du Futurisme publié en 1909 par Filippo Tommaso Marinetti en première page du Figaro, l’avènement du monde moderne est symbolisé par « les locomotives au grand poitrail qui piaffent sur les rails, tels d’énormes chevaux d’acier bridés de longs tuyaux ». La machine et la vitesse sont au cœur d’un discours qui prône le sursaut d’énergie contre la tradition endormie et contre le repli sur un passé glorieux. La machine, dont la force est à la fois destructrice et productrice, est le modèle pour transformer le monde et redéfinir la création artistique.
Les locomotives semblent renfermer une puissance démesurée dans les œuvres futuristes. L’arrivée des trains en gare se fait triomphale, annonciatrice de la victoire d’un monde nouveau qui n’adviendra pas sans une certaine violence. Le métal des roues du train de Pippo Rizzo est rougi par son frottement avec les rails ; les essieux étincelants de la locomotive sont autant de mâchoires d’acier. Chez Gösta Adrian- Nilsson, le train traverse la nuit tel un éclair, et déchire les couches atmosphériques
tel un obus.
Mystérieuses associations
La discordance entre la marche du chemin de fer et l’immobilité de la gare d’une géométrie austère et inhumaine contribue au sentiment d’étrangeté qui émane des œuvres de Giorgio de Chirico. L’absence de tout signe de vie dans un espace habituellement synonyme de sociabilité concourt grandement au caractère oppressant de ses tableaux.
Mélancolie d’un après-midi, qui associe une locomotive à une cheminée rouge et à deux gigantesques artichauts à l’aspect métallique, marque un tournant dans la peinture de Chirico. L’artiste italien développe des métaphores et produit des images où les objets sont détachés de leurs référents pour devenir de simples signes. Privés de tout lien prévisible avec leur environnement, ils libèrent leur potentiel d’évocation et d’association d’idées.
Le Français Pierre Roy et l’Américain Joseph Cornell construisent le mystère de leurs œuvres en faisant cohabiter dans un même cadre des « ingrédients » a priori incompatibles. Mais la plus célèbre de ces rencontres fortuites et incongrues est celle organisée par le Belge René Magritte qui réunit par leurs affinités secrètes une cheminée et une locomotive dans La Durée poignardée.
Fantasmes noirs
Abondamment relatées et illustrées dans la presse populaire, les catastrophes ferroviaires sont source de fascination et de terreur tout à la fois. Hauts ponts et tunnels noirs suscitent l’angoisse autant qu’ils nourrissent l’imaginaire. Dans ses écrits, Sigmund Freud avoue sa phobie des voyages en train, que partagent certain·e·s de ses patient·e·s. Les images de Georges Méliès qui montrent une locomotive et ses wagons propulsés par-delà les nuages témoignent d’un état de transe à mi- chemin entre la rêverie et l’effroi.
Portes closes, le compartiment offre un espace propice au déchaînement des crises de claustrophobie et d’anxiété. C’est aussi, à l’abri des regards, le lieu de la levée des interdits, la scène de crimes ou le théâtre de transgressions sexuelles. Dans les romans- collages de Max Ernst, le wagon accueille des monstres et des violences surgis de son inconscient. L’artiste multiplie les situations inattendues et les rencontres incongrues. Une passagère est bâillonnée, un voyageur est ligoté, un autre dépouillé de ses effets. Toutes et tous sont asservi·e·s par des animaux anthropomorphes.
Érotisme ferroviaire
En 1923, avec Métaphore, René Magritte propose une analogie entre la beauté formelle de la machine et les courbes sensuelles du nu féminin. Son compatriote belge Paul Delvaux lui emboîte le pas. Dans L’Âge de fer, une femme nue est placée devant une vue nocturne de gare. Elle est à la fois déesse de l’âge moderne et femme fatale, sa chair douce et les courbes de son corps se frottant au métal dur et aux lignes droites du train et des piliers de la marquise de la gare.
Chez Georges Hugnet, pas de connotations, l’allusion est explicite : la locomotive est une forme phallique, symbole de puissance et d’attraction sexuelle ; lancée à toute vitesse sur les voies, elle est l’expression de la violence et de la domination. La même allusion sexuelle, mais plus gaie et même cocasse, anime la gravure d’Edward Hopper Train and Bathers.
Dans une série de peintures réalisées entre 1965 et 1968, Leonor Fini met en scène la rencontre de deux jeunes femmes assises l’une en face de l’autre dans un wagon. L’étroitesse du compartiment, et la fenêtre presque entièrement occultée par un store, favorisent le rapprochement des corps.
Hors ligne : le train ne répond plus
Dès la seconde moitié du XIXe siècle, dans l’imaginaire collectif américain, le train est le symbole par excellence de la conquête de vastes territoires inconnus. Telle une toile d’araignée, la colonisation progresse au rythme de la pose des rails qui relient le centre aux régions les plus reculées.
À rebours de cette idée d’une expansion rapide de la civilisation, les paysages des peintres Emlen Etting et Edward Hopper sont imprégnés d’un sentiment de solitude, d’éloignement et d’immobilité. L’infrastructure ferroviaire est une présence familière mais les horizons nouveaux vers lesquels elle conduit demeurent pour toujours inconnus. Le train ne joue pas plus son rôle de vecteur de la communication que les poteaux télégraphiques sans fils qui balisent les voies. Lorsque Hopper représente des rails bordant une maison, c’est paradoxalement une impression de sédentarité qui prédomine.
Avec les titres de ses tableaux, Hopper déjoue nos représentations mentales. Approaching a City suggère des trains et des voyageurs, du mouvement, une activité fébrile. Or il ne nous donne à voir que des voies ferrées et l’entrée d’un tunnel noir et béant séparé des habitations par un haut mur gris.
Des rails dans la nuit
Au tournant du XXe siècle, les pictorialistes cherchent à donner à la photographie les qualités expressives de la peinture. Les procédés techniques mis au point permettent de produire des effets de flou délicats et des variations subtiles de gris tachés, particulièrement adaptés à la représentation de la fumée sortant
des locomotives.
Les images d’Alfred Stieglitz publiées dans le magazine Camera Work inspirent toute une génération d’artistes qui font des gares de triage et des voies de garage leurs motifs favoris. Ici, ce sont les rapports formels entre les éléments verticaux et horizontaux composant l’infrastructure ferroviaire qui fascinent. Grâce à une utilisation subtile de la lumière contre-jour du wagon, brillance des voies ferrées incurvées, éclairages diffus des lampadaires filtrés par la brume, les compositions se teintent de magie, de poésie et d’émotion. Les trains invitent alors à des voyages improbables, ouvrent des destinations virtuelles et suggèrent de possibles destinées. Victor Servranckx réduit ainsi un paysage ferroviaire nocturne à son essence géométrique, nous invitant à imaginer le passage d’un train brisant le silence de la nuit.
Rêves de gare
Bien qu’elles soient habitées, les gares que Paul Delvaux peint dès le milieu des années 1940 sont empreintes de silence et de solitude. Pour parer ses œuvres de mystère, le peintre recourt à des éclairages théâtraux et contradictoires, naturels et artificiels, à des lumières irréelles main- tenues entre clarté et pénombre, entre aube et crépuscule. Les gares de Delvaux ne sont pas celles du rêve et de l’illusion. Ses trains n’ont ni horaires ni destinations.
Nous ne saurons rien des figures qui hantent ses tableaux, fortement campées, mais qui nous échappent. Souvent elles nous tournent le dos, jamais elles ne cherchent à croiser notre regard, plongées qu’elles sont dans leurs pensées et dans leurs rêves. En faisant presque disparaître sous des couches de peinture l’infrastructure ferroviaire qu’elle avait auparavant photo- graphiée, Sophie Ristelhueber imagine un retour du paysage à son état sauvage. Isabel Skinner rêve quant à elle de retrouver la preuve de l’existence de la locomotive abandonnée et engloutie par la forêt vierge qui avait fait fantasmer les surréalistes André Breton et Benjamin Péret.
D’où venons-nous ?
Où allons-nous ?
Les trains de Paul Delvaux sont là, mais d’où viennent-ils, et où vont-ils? Les mêmes questions se posent devant le train miniature peint par Jean-Frédéric Schnyder, comme abandonné au pied d’un arbre,
et face au train-jouet que Jannis Kounellis dispose sur une spirale sans fin. Faut-il voir dans ces voyages improbables une allégorie de notre destinée ?
Avec Chris Burden, les wagons comme englués dans la matière, les rails entrelacés au point de sembler un nœud ferroviaire indémêlable, sont autant de métaphores d’un monde enlisé dans sa propre technologie ; leur état de suspension incarne le vertige, la perte d’orientation. Chez Edward Hopper et Charles E. Burchfield, le symbole d’absolue prévisibilité qu’est la ligne droite devient promesse d’aventure ou de voyage vers l’inconnu.
De loin, le paysage miniaturisé de Fiona Tan ressemble à n’importe quel circuit d’amateur de modélisme ferroviaire; de près, c’est un vaste monde, sens dessus dessous.
Dans l’imaginaire des artistes contemporain·e·s, le chemin de fer, symbole de communication et de conquête, devient paradoxalement le vecteur des angoisses de notre monde sans boussole, confronté à ses limites.