J. Otth selon V. et Ph. Otth

Jean Otth: entre doute et émerveillement

Virginie Otth et Philémon Otth, enfants du pionnier de l'art vidéo en Suisse, évoquent l’artiste, une famille d’artistes

Une silhouette noire avec une casquette, les mains dans le dos, légèrement voûté. Jean portait le noir comme un uniforme minimaliste, une image de sobriété, une manière de ne pas se poser la question du costume. Son atelier de Chavannes (où il a passé les trente dernières années), avait été transformé en lieu de vie de manière provisoire, plutôt précaire, tous les objets qui le composaient étaient noirs: le lit, les tables, les chaises. Seul le sol de cette ancienne usine de tête de choco était en catelles rouge foncé. L’univers dans lequel nous pénétrions était déjà une image, un cadre sobre, simple et passionnant. Chaque visite était ponctuée d’une nouvelle pièce: un cadeau, un piège. Ce lieu de travail et de vie était entièrement destiné aux recherches de Jean, il y a consacré la grande majorité de son temps, de manière acharnée, passionnée et parfois drôle, rappelant cette chanson de Boris Vian, sur un savant pas si fou qui chante ses difficultés à construire une bombe: «… ll y a quelque chose qui cloche là-dedans… J’y retourne immédiatement…»

Son observation du monde se traduisait en lumières et en mouvement, en formes et contre-formes, en signes qui n’en sont pas, en augures.

Jean transformait constamment le quotidien en images, en pensées, en questionnements. Les balades quotidiennes d’Aclens ou de Préverenges se muaient inévitablement en croquis, en photographies ou en vidéo. «Il n’y a pas de mauvais sujet» disait-il. Son observation du monde se traduisait en lumières et en mouvement, en formes et contre-formes, en signes qui n’en sont pas, en augures.

Même si Jean était dans un doute permanent quant à sa pratique et qu’il était accompagné d’un perpétuel sentiment de solitude, il avait une capacité d’émerveillement qui lui permettait de sublimer son quotidien: un reste de repas sur une assiette, un éclat de lumière sur une jupe, une tache sur le sol, un oiseau mort… Il avait un plaisir enfantin et visible à aller «bricoler» des images dans son atelier, une attention sans cesse renouvelée pour trouver une solution, une composition, une image.

D’ailleurs, Jean avait un étrange rapport à la technique dans le sens où il ne maîtrisait pas très finement ses outils – digitaux notamment, et assumait parfaitement le bricolage permanent. Cette attitude dans le processus contrastait avec la rigueur affichée de ses propos et la radicalité voulue dans la finalité de ses images. Une manière de dire que «l’important est ailleurs»… Il s’intéressait à toutes les techniques qui pouvaient l’aider à avancer dans ses questionnements sur l’abstraction, le modèle et la figuration (le dessin, la peinture, tous les formats vidéo successifs, la photographie, le numérique). Son champ référentiel était pourtant celui de la peinture, absolument.

Jean se méfiait du sens de l’art et du rôle de l’histoire de l’art, comme une description trop évidente de la transcendance, de la recherche artistique. Également méfiant du sens dans l’art, il se disait davantage du côté de Cézanne que de Duchamp. S’il étudiait les philosophies de la perception, lisait Barthes et citait Deleuze, il cultivait néanmoins une idée plus ancienne, un peu romantique, de l’art qui ne serait pas que construction sociale sujette à l’actualité, aux dogmes des époques ou à la pression du marché. Par un travail ritualisé, répétitif, il poursuivait sans relâche une «voie» indépendante, radicale, nécessaire et intemporelle. Habité par ses pensées, jouant constamment avec les mots, il se vouait pourtant à une recherche dont l’essentiel résidait en dehors de ceux-ci.

De la question de la transmission dans notre famille d’artistes, Jean avait fait une sorte de mythologie dans laquelle les membres de sa famille élective et effective venaient se mêler à des ancêtres à l’existence improbable. Comme protagonistes, on y trouve Piero della Francesca, Mark Rothko, le duc d’Albufera et bien sûr la figure d’Aloïs Otth, le grand-père sculpteur, assistant chez Rodin, et dresseur de corbeaux, accompagné sur son épaule d’un singe apprivoisé. Ce personnage était assez sulfureux puisqu’il avait eu quatre femmes et déshérité son fils. Petit garçon, Jean admirait surtout Madeleine Otth-Lazard sculptrice – une des femmes d’Aloïs, mais aussi la marraine de Jean.

Comme eux pour lui, Jean pour nous est devenu une image composite faite de souvenirs intimes et de récits, d’une vie et de son art, entre histoires, mémoires et projections. Il se trouve que nous avons tous les deux choisi des chemins artistiques parfois convergents, parfois divergents. Une manière peut-être de communiquer avec lui et d’entrer dans son monde. S’il nous a certainement transmis certains doutes, il nous a aussi donné cette envie, cet engagement devenu personnel de faire de l’art.

Virginie Otth et Philémon Otth

Jean Otth, "Autoportrait" (de la série des "TV-Perturbations"), 1972, vidéo, n & b, sans son, 11’25” MCBA, 1973

Ressources

Vidéos, textes, bibliographie...

Une riche documentation concernant le travail de Jean Otth a récemment été publiée. Le site jeanotth.net offre un riche aperçu des œuvres, la possibilité de visionner ses vidéos, ainsi que nombre de ressources de référence.

jeanotth.net